« Belmokhtar est certainement aujourd'hui le cadre d'Al-Qaeda le plus influent du Sahel »
Dans une étude mise en ligne ce vendredi, le chercheur Marc Mémier revient sur l'organisation Al-Mourabitoune et la tectonique des groupes jihadistes actifs dans le Sahara.
Par Célian Macé
Pour la première fois, ce vendredi, est publiée une étude entièrement consacrée au groupe jihadiste Al-Mourabitoune. L’auteur, Marc Mémier, a réalisé cette étude pour l’Institut français des relations internationales (Ifri). Il détaille la trajectoire de cette organisation dirigée par l’Algérien Mokhtar Belmokhtar, et notamment son rattachement, après une séparation de trois ans, à Al-Qaeda au Maghreb islamique (Aqmi). Une alliance qui «profite aux deux parties», explique le chercheur.
Comment est structurée, aujourd’hui, l’organisation Al-Qaeda au Maghreb islamique ?
Il faut distinguer la théorie et la pratique. En théorie, Aqmi est dirigé par l’«émir» algérien Abdelmalek Droukdel depuis 2007. Il est entouré d’une choura («conseil») composée des principaux responsables de l’organisation. Aqmi a défini deux grandes régions d’influence : «l’émirat du Maghreb», aussi appelé «émirat central», et «l’émirat du Sahara». Ce dernier est dirigé depuis octobre 2012 par l’Algérien Djamel Okacha, alias Yahia Abou el-Houmâm. Sa zone est divisée en quatre principales katibas (ou brigades), comptant chacune quelques dizaines de combattants, elles-mêmes divisées en sections plus petites de quelques hommes. Al-Mourabitoune est venu s’ajouter comme une nouvelle katiba du groupe depuis la fin 2015.
Mais cet ordre hiérarchique pyramidal, bien établi, est très formel. Dans la pratique, les katibas sont relativement autonomes et le cordon ombilical avec l’émirat central a été en grande partie coupé. Droukdel, isolé et loin du front, peine à rassembler et à s’imposer comme une autorité sur les troupes sahéliennes. En réalité, Aqmi fonctionne comme une organisation assez éclatée et décentralisée, qui entretient des alliances multiples, comme avec Ansar ed-Dine (au Mali) ou d’autres groupes évoluant dans la région.
Pourquoi Belmokhtar a-t-il rompu avec Aqmi, à la fin de l’année 2012 ?
Des documents d’Aqmi retrouvés dans les villes du Nord-Mali après l’intervention militaire française de janvier 2013 [l’opération Serval, devenue opération Barkhane en août 2014, ndlr] ont révélé les profonds désaccords qui opposaient Belmokhtar et Droukdel. Ceux-ci portent sur les prises d’otage, l’approvisionnement en armes, la sécurité des communications ou, plus grave, la structuration de l’organisation. Belmokhtar conteste la légitimité du pouvoir de décision des membres du commandement en Kabylie sur la zone du Sahara, où il est implanté depuis des années. Prenant pour exemple la réussite du modèle yéménite (Al-Qaeda dans la péninsule arabique), il appelle à la création d’une branche sahélienne indépendante d’Aqmi, Al-Qaeda au Sahel islamique, directement rattachée à la maison mère d’Al-Qaeda et à son chef, Ayman Al-Zawahiri. En d’autres termes, il réfute l’autorité de Droukdel.
Ce dernier va le destituer du commandement de sa brigade en octobre 2012. La scission devient alors inévitable. Quelques semaines plus tard, Belmokhtar annonce dans une célèbre vidéo sa rupture avec Aqmi et la création d’une nouvelle unité «d’élite», les Signataires par le sang [qui deviendra une composante d’Al-Mourabitoune]. Dans les mois qui suivront, Belmokhtar, qui a établi sa base à Gao, au Mali, va afficher sa puissance en montant des opérations d’envergure sur les terres traditionnelles d’Aqmi, comme la prise d’otages d’In Amenas, en Algérie, en janvier 2013.
Comment expliquez-vous son retour dans le giron d’Aqmi, en décembre 2015 ?
Tout d’abord, il faut préciser qu’il n’y a jamais eu de rupture totale entre Belmokhtar et Droukdel. Des échanges ont été maintenus. Affaibli depuis l’intervention française, Aqmi a besoin de nouvelles forces pour continuer à exister et à rester visible. Des centaines de jihadistes ont été tués dans les combats. Belmokhtar, lui, a toujours considéré que c’était une erreur d’affronter directement les forces françaises. En 2013, alors qu’Aqmi est sous le feu français, Belmokhtar dirige des attaques spectaculaires et très meurtrières, à In Amenas (Algérie), mais aussi à Agadez et Arlit (Niger) contre Areva et l’armée nigérienne.
Il va aussi mettre à profit son exil en Libye, ou il arrive probablement en janvier 2014, pour étendre son influence en Afrique du Nord. C’est alors le seul à avoir cette capacité de frapper un peu partout dans le Sahel. On estime qu’Al-Mourabitoune compte environ 200 à 250 hommes, dont une cinquantaine de combattants actifs, répartis dans plusieurs petites cellules dans les pays sahéliens mais aussi, probablement, jusque dans les pays côtiers d’Afrique de l’Ouest. Affaibli, Aqmi avait besoin de nouvelles forces pour continuer à exister et rester visible. Par ses capacités opérationnelles, ses effectifs, la légitimité historique de Belmokhtar et l’étendue de ses réseaux, Al-Mourabitoune constituait un atout essentiel pour Aqmi.
Quel était l’intérêt de Belmokhtar dans ce rapprochement ?
Depuis la Libye, Belmokhtar assiste en première ligne à la montée en puissance de l’Etat islamique (EI) et à la déperdition de combattants partis rejoindre la cause du califat d’Al-Baghdadi. Il va donc à son tour se rapprocher de Droukdel pour lui propose d’«unir les moudjahidin», afin de contrer l’influence de l’EI et retenir les combattants au sein d’Al-Qaeda. Mais si Aqmi a besoin de Belmokhtar, le contraire est aussi valable, dans une moindre mesure. Le chef d’Al-Mourabitoune, lui aussi, est affaibli. En 2014, ses proches lieutenants ont été tués les uns après les autres. En mai 2015, son ancien porte-parole, Adnane Abou Walid Al-Sahraoui, a rejoint l’EI avec une partie des hommes d’Al-Mourabitoune. Traqué par les services de renseignement, Belmokhtar fait aussi l’objet d’une condamnation à mort par la branche libyenne de l’EI, qui publie en août 2015 un avis de recherche appelant à son élimination.
En renouant avec Aqmi, Belmokhtar peut bénéficier du «label» Al-Qaeda, de sa puissance symbolique et médiatique. Mais ce choix pourrait aussi être dicté par des considérations plus personnelles. Belmokhtar n’a toujours pas obtenu ce qu’il souhaite depuis des années : la création d’une branche sahélienne directement rattachée à Al-Qaeda centrale. Il est possible, mais cela n’est qu’une hypothèse, qu’en réintégrant la hiérarchie d’Aqmi, Belmokhtar poursuive encore ce projet, cette fois-ci en se positionnant en interne. Il est maintenant en position de force, comme le montre sa nouvelle place accordée par Droukdel au sein du «conseil des chefs» d’Aqmi.
Dans votre rapport, vous pointez des sources de financement d’Al-Mourabitoune inédites…
Ce qui a probablement constitué la principale source de financement des katibas sahéliennes entre 2008 et 2012, les rançons issues des prises d’otages, a quasiment disparu depuis le début de l’intervention française en 2013. Quant à la connexion avec le trafic de drogue, qui a beaucoup été avancée, elle n’existe pas vraiment en réalité, en tout cas pas à grande échelle. Al-Mourabitoune peut indirectement bénéficier de ces trafics en assurant un rôle de passeur, mais la contrebande de divers produits de première nécessité (denrées alimentaires, médicaments, carburant, etc.), dont on parle moins, constitue une meilleure source de revenus.
Selon les déclarations de plusieurs combattants d’Al-Mourabitoune interrogés au sein de prisons sahéliennes, l’argent proviendrait aujourd’hui en bonne partie de dons privés originaires du Moyen-Orient. Ces fonds circuleraient à travers des organisations humanitaires, des fondations religieuses, des mosquées ou, de façon plus officieuse, via une chaîne de commerçants sahéliens. Dans les deux cas, les mécanismes sont d’ordre privés, indirects, et passent par de nombreux intermédiaires. Ils sont particulièrement difficiles à tracer. Enfin, une partie des financements d’Al-Mourabitoune proviendrait des actions de protection et de sécurisation d’infrastructures, notamment pétrolières, en Libye.
L’armée française semble avoir mené un raid aérien en Libye, dans la nuit du 14 au 15 novembre, qui aurait visé Belmokhtar. Son élimination est-elle une priorité de la lutte antiterroriste française ?
Aucune confirmation publique n’a pour l’heure été avancée sur la revendication de ce raid aérien. Il convient donc de rester prudent. Mais si c’était le cas, avec tous les risques politiques et diplomatiques qu’une telle opération comporte (notamment après les manifestations populaires de cet été contre la présence française en Libye), cela montrerait l’importance de cette cible. Et cela est tout à fait logique. Belmokhtar est le jihadiste qui a mené le plus d’actions dans la région ces vingt dernières années. Il est le leader historique et certainement aujourd’hui le cadre d’Al-Qaeda le plus influent dans la bande sahélienne. La rhétorique d’Al-Mourabitoune est particulièrement antifrançaise, et les forces de Barkhane sont dans le collimateur du groupe. Surtout, la plupart des chefs d’Al-Mourabitoune ayant été éliminés, tuer Belmokhtar signifierait probablement la fin ou l’éclatement de son groupe, structuré autour de sa personne et de sa longue expérience du jihad.
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