Nouvelle stratégie de sécurité et de défense au Japon. Comment dit-on Zeitenwende en japonais ?
Le Japon vient d’entériner un changement d’ère dans sa posture de sécurité et de défense, à l’instar du Zeitenwende engagé par l’Allemagne après l’invasion de l’Ukraine par la Russie.
S’appuyant sur une augmentation substantielle du budget de défense (autour de 2 % du produit intérieur brut [PIB] en 2027) et avalisant la mise en place d’une « capacité de contre-attaque », la Stratégie de sécurité nationale (SSN), la Stratégie de défense nationale (SDN) et le Programme de défense révisent les priorités stratégiques fixées en 2013 et fixent le cap pour la prochaine décennie[1].
Le risque de conflit sans précédent change la donne sécuritaire au Japon
L’environnement de sécurité nippon s’est très largement dégradé cette dernière décennie et la SSN prend acte de cette nouvelle donne : la Chine est qualifiée de « défi stratégique sans précédent » (これまでにない最大の戦略的な挑戦). Alors que les garde-côtes chinois patrouillent de manière quasi permanente dans les eaux contiguës des îles Senkaku et que des missiles tirés par Pékin se sont abîmés dans la zone économique exclusive de l’archipel en août dernier, la Chine est aujourd’hui clairement identifiée comme le risque de sécurité numéro un pour le Japon, devant la Corée du Nord. Elle n’est toutefois pas qualifiée de « menace », faute de consensus politique sur ce terme, qui pourrait remettre en cause le modus vivendi que le Japon tente de maintenir avec son grand voisin, et premier partenaire économique. Pour autant, la SSN rappelle que « la paix et la stabilité dans le détroit de Taïwan sont un élément indispensable à la sécurité et à la prospérité de la communauté internationale », et que les problèmes inter-détroit doivent être résolus de manière pacifique. La Corée du Nord, désormais État nucléaire de facto, et dont les missiles survolent régulièrement l’archipel, comme en octobre dernier, reste une « menace imminente » (差し迫った脅威). Enfin la Russie, agresseur de l’Ukraine, et de plus en plus proche de Pékin, n’est plus considérée comme un pays ami mais comme une « forte préoccupation de sécurité » (安全保障上の強い懸念).
Le risque géopolitique est aujourd’hui si élevé qu’il change l’équation de sécurité au Japon. La guerre en Ukraine a par ailleurs fait sauter un verrou psychologique : le risque d’un conflit de haute intensité est désormais beaucoup plus tangible et a fini de convaincre l’opinion publique nippone de soutenir un effort significatif de défense. Les autorités japonaises ont, elles, pris conscience que la solidarité de leurs partenaires et alliés en cas d’attaque serait sans doute proportionnelle aux efforts propres que Tokyo aura déployés pour renforcer la crédibilité de sa dissuasion et se défendre.
Il est donc aujourd’hui vital pour le Japon d’investir massivement dans de nouvelles capacités, d’abord en coopération étroite avec l’allié américain dans une démarche de dissuasion intégrée – et pour s’assurer le soutien de Washington –, mais aussi de manière plus autonome, pour pallier une éventuelle défaillance américaine et nourrir des partenariats de sécurité plus diversifiés, en premier lieu avec l’Australie, l’Inde et le Royaume-Uni. Tokyo est en effet conscient du relatif déclin américain face à la puissance chinoise, ainsi que d’un repli de Washington sur ses intérêts nationaux, définis depuis la présidence Trump de manière beaucoup plus étroite.
Le Zeitenwende japonais se manifeste par l’annonce de l’augmentation du budget de défense de 1 à 2 % du PIB à l’horizon 2027, l’acquisition d’une capacité de contre-attaque, et une meilleure intégration multi-domaines et interarmées, y compris avec les forces américaines.
Mythe et réalité d’un « doublement du budget de la défense »
Alors qu’en 2000, les budgets de défense nippons et chinois étaient équivalents, en 2020, Pékin investit quatre fois plus que Tokyo dans sa défense, remettant fondamentalement en cause le rapport de force et la capacité de dissuasion nippone[2]. Le gouvernement Kishida a donc décidé de s’affranchir d’une convention politique de 1976 plafonnant le budget de défense à 1 % du PIB. S’alignant sur les références de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), Tokyo s’est engagé à atteindre 2 % du PIB à l’horizon 2027. Pour autant, il ne s’agit pas d’un doublement des crédits de défense stricto sensu.
Le gouvernement va élargir l’assiette de calcul en y intégrant les lignes budgétaires dédiées aux garde-côtes (dont le budget doit être multiplié par 1,4 d’ici 2027), les pensions de retraite, la recherche et la défense (R&D), et plus largement les dépenses des différents ministères et agences contribuant à l’effort de défense. Mécaniquement, le budget de défense nippon nouvelle version devrait atteindre plus de 1,4 % du PIB. Tokyo va aussi poursuivre une « accélération du renforcement de sa défense » déjà engagé cette année, qui va représenter une augmentation drastique de 430 milliards de yens (environ 30 milliards d’euros) pour atteindre 1 000 milliards de yens (76,40 milliards d'euros) en 2027 (équivalent au troisième budget mondial aujourd’hui).
Pour autant, il faut rester prudent sur l’ampleur des montants annoncés : les effets du taux de change ne sont pas négligeables, alors que le yen est particulièrement bas face au dollar ces derniers mois (131 yens pour un dollar en décembre, contre 80 yens pour un dollar un an plus tôt), et que Tokyo prévoit d’acheter des montants substantiels d’équipements aux États-Unis.
Par ailleurs, le financement d’un tel effort budgétaire fait débat, alors que la dette atteint 260 % du PIB et que les fondamentaux de l’économie restent médiocres. L’augmentation des taxes sur le tabac, et des impôts sur les revenus des ménages et sur les sociétés a été annoncée, mais la décision finale sur l’ampleur de la hausse et la clé de répartition a été reportée à 2024.
Capacité de contre-attaque : quand le déni d’accès ne suffit plus
Avec ses 300 missiles de croisière et plus de 1 000 missiles balistiques, la Chine a aujourd’hui les moyens de saturer le système de défense antimissiles nippon mis en place dans les années 2000. Maintenir une capacité de dissuasion justifie donc des investissements massifs dans des capacités de contre-attaque très onéreuses et complexes à mettre en œuvre. Elles doivent permettre, en cas de nécessité et sous conditions[3], de frapper les bases ou les installations ennemies qui abritent des unités militaires de commandement et de contrôle.
Dans le cadre inchangé d’une posture défensive, le Japon doit donc adapter ses moyens à la nouvelle intensité des menaces : la possibilité de procéder à des contre-attaques est désormais identifiée comme une des capacités minimales de défense pour assurer la sécurité de l’archipel. Tokyo veut tripler son arsenal d’interception et de frappes, en augmentant la portée de ses missiles sol-mer de type 12 (de 200 kilomètres actuellement à 1 200), en faisant l’acquisition, dans les cinq prochaines années, de près de 500 missiles américains Tomahawk, puis en se dotant de missiles hypersoniques. Ces nouvelles capacités devraient permettre au Japon de « répondre collectivement » avec les États-Unis à une attaque armée.
De tels moyens pourraient toutefois être difficiles à mobiliser. D’abord pour des raisons politiques : les conditions pour le déclenchement d’une contre-attaque peuvent être difficiles à établir – les frappes préemptives restant explicitement interdites. Les autorités japonaises ne seront-elles donc pas dans une posture d’extrême réticence à activer ce mécanisme ? Par ailleurs, cette question souligne la dépendance du Japon face aux capacités de renseignement et détection précoces des Américains, indispensables pour prendre une telle décision.
Commandement intégré, dissuasion multi-domaines et résilience
Le Japon s’engage donc vers un système de défense aérienne et antimissile intégré, s’appuyant sur des moyens terrestres, navals, aériens et de cybersécurité pour contrer des menaces de plus en plus complexes. Un Centre de planification et de conduite des opérations (CPCO) interarmées japonais va être créé, renforçant la coordination permanente avec les forces américaines dans le cadre du Mécanisme de coordination de l’Alliance établi en 2015.
Par ailleurs, le renforcement d’une force de défense multi-domaines est engagé avec la transformation des Forces d’autodéfense aériennes (FAA) en Forces aériennes et spatiales. Un tournant important est pris sur la doctrine de cyberdéfense japonaise avec la décision de passer à l’offensive et de prévenir les attaques cyber en quintuplant les personnels en charge pour atteindre 4 000 experts cyber au sein des forces d’autodéfense en 2027.
Enfin, l’accent est porté sur une plus grande résilience, à travers la multiplication des dépôts de munitions -- en particulier dans le sud-ouest de l’archipel –, le durcissement des infrastructures existantes et la possibilité d’utiliser des facilités et des moyens de transport civils en cas de besoin. La pérennité de la base industrielle et technologique de défense japonaise doit être assurée par un nouvel assouplissement des conditions d’exportations des équipements et technologies de défense. Ce dernier facilitera aussi les projets de développement conjoint, comme celui, récemment annoncé, d’un avion de chasse de nouvelle génération avec les Britanniques et les Italiens[4].
Les défis de la mise en œuvre
Les nouveaux documents stratégiques fixent des objectifs ambitieux, et les atteindre requiert de surmonter plusieurs défis.
- Le défi du financement : Les contraintes économiques, combinées à un déclin démographique, compliquent les arbitrages liés aux investissements dans la défense. Reporter la décision sur la hausse des impôts en 2024 accroît encore l’incertitude sur le dispositif à déployer, notamment en cas d’instabilité gouvernementale, et alors que cette décision est pour le moment impopulaire.
- Le défi de la législation : La Constitution dite pacifiste apparaît comme un faux problème pour la mise en place du tournant stratégique annoncé. Pour autant, Tokyo devra nécessairement se doter de cadres légaux propres à promouvoir le transfert des technologies et équipements de défense et à encadrer la nouvelle doctrine de « cyberdéfense active ». Or, le processus législatif au Japon sur ce type de dossiers sensibles peut être long.
- Le défi des ressources humaines : Les forces d’autodéfense japonaises rencontrent beaucoup de difficultés à recruter. Même si le ministère de la Défense investit dans les drones et les systèmes autonomes pour compenser, la montée en puissance annoncée requiert du personnel dédié, notamment sur les problématiques cyber.
- Enfin, l’acquisition de ces nouvelles capacités va demander du temps, notamment pour le développement de capacités hypersoniques. Au-delà des annonces politiques, le Zeitenwende japonais, moment de cristallisation après des années d’évolution graduelle de la posture de défense, devra, pour se concrétiser, être soutenu par des efforts considérables sur la durée.
[1]. Ces documents sont disponibles en japonais et en anglais sur le site du ministère de la Défense japonais : www.mod.go.jp.
[2]. S. Takahashi, « Japan: Facing the Political Choices in an Era of Great Power Competition », East Asian Strategic Review 2022, NIDS, mai 2022, p. 268-293, disponible sur : www.nids.mod.go.jp.
[3]. Il pourrait lancer une contre-attaque sous trois conditions : si le Japon est attaqué ou si une attaque contre une nation amie menace la survie du Japon, et s’il n’y a aucun moyen approprié de repousser une attaque et que tout recours à la force doit être réduit au minimum.
[4]. D. Barrie et Y. Koshino, « Italy, Japan and the UK Launch a New Combat-aircraft Programme », IISS Analysis, 13 décembre 2022, disponible sur : www.iiss.org.
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