L’Europe dans le monde : pour une refondation, modeste et efficace
Cette triste année s’achève avec une pandémie qui continue de battre son plein sur une grande partie de la planète, en particulier aux États-Unis et en Europe, sans autre perspective rassurante que celle du ou plutôt des vaccins, ce qui est déjà beaucoup. Mais ce n’est pas sur ce sujet que je souhaite mettre l’accent dans cette huitième lettre, la dernière pour 2020.
Sur le plan international, deux autres faits ont dominé la scène au cours des derniers mois. Le premier est le tournant majeur des Occidentaux vis-à-vis de la Chine, dans le sillage de l’offensive de Donald Trump contre Xi Jinping. Encore en 2019, les Européens ne raisonnaient pas en termes d’une « menace chinoise », même si beaucoup commençaient à s’inquiéter de la mainmise de groupes chinois sur un nombre croissant d’entreprises technologiques du Vieux Continent. La dégradation des perceptions est devenue manifeste lors de la tournée du ministre Wang Yi et du conseiller d’État Yiang Jiechi à la fin de l’été. Certainement, l’émergence d’un sentiment de peur vis-à-vis de l’empire du Milieu tient aussi au changement de ton des dirigeants chinois, depuis l’avènement de Xi Jinping et la consolidation de son pouvoir. Ils n’hésitent plus à affirmer leur volonté de puissance au-delà d’un discours lénifiant sur les vertus du multilatéralisme, à un moment où les États-Unis lui tournaient le dos.
Le second fait est évidemment l’élection du tandem Biden-Harris à la présidence des États-Unis (comme dans ma dernière lettre, j’insiste sur cette notion de tandem), dont on peut attendre un retour aux bonnes manières dans la conduite de la politique extérieure américaine, mais sûrement pas un amollissement face à la Chine. Certains, comme mon illustre ami Joe Nye, grand forgeron de concepts parmi lesquels le soft power a fait fortune, veulent croire à la possibilité d’une competitive rivalry, sans dérapage majeur dans la durée autour d’enjeux dont le principal est Taiwan. Je crains que ce ne soit un vœux pieu, du moins si l’ascension technologique et économique de la Chine se poursuit au point de reléguer bientôt les États-Unis au second rang des puissances mondiales. Dans l’immédiat, le découplage technologique entre les deux superpuissances a déjà commencé.
La perspective de l’approfondissement d’une nouvelle guerre froide n’inquiète pas seulement les Européens. J’ai pu constater directement, dans de récentes rencontres à haut niveau (virtuelles, hélas), dont les participants étaient en majorité asiatiques, que beaucoup de pays de l’Asie de l’Est et du Sud-Est ne veulent pas qu’on les force à choisir entre les États-Unis et la Chine. Ils attendent la même attitude de la part de l’Europe. L’avertissement est clair, et dans les circonstances du moment il s’adresse d’abord à Washington. Les réalistes se méfient aussi du penchant, fort chez les démocrates américains mais pas seulement, à jouer avec l’idée de regime change sous le prétexte de la défense des droits de l’Homme. Du côté du continent européen, ce penchant est sans doute la raison la plus fondamentale de l’échec de la réconciliation avec la Russie après la chute de l’Union soviétique. Quoiqu’il en soit, la signature du RCEP (Regional Comprehensive Economic Partnership), vaste traité de libre-échange – très soutenu par les pays de l’Association des nations de l'Asie du Sud-Est (ASEAN) – entre quinze États asiatiques en tête desquels figurent la Chine, le Japon et la Corée du Sud, est un signal fort. L’absence de l’Inde affaiblit par ailleurs le concept géopolitique d’une entité indopacifique supposée contrebalancer l’espace chinois.
Mais c’est surtout au point de vue européen que je voudrais me placer. Il est tout à fait clair que les membres de l’Union européenne restent attachés à l’Alliance atlantique, même si sa finalité a perdu toute clarté depuis la chute de l’Union soviétique. Le questionnement sur l’Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN) est tabou en Allemagne, où l’on ne veut pas entendre parler d’« autonomie stratégique ». On se méfie des grands discours de la France, dont on souligne un décrochage économique qui n’a fait que s’accentuer avec la pandémie. Un État membre comme la Pologne ne voit de menace que du côté russe, et pour beaucoup la raison d’être de l’Alliance n’a pas changé avec la fin de la guerre froide. Pour autant, je ne connais encore personne parmi mes interlocuteurs européens qui ne soit conscient du risque de voir l’Alliance atlantique se transformer progressivement, sous la pression américaine, en une alliance antichinoise. Autrement dit, pas plus que les Asiatiques, les Européens dans leur ensemble ne veulent se trouver contraints à choisir d’emblée entre les deux rivaux, même s’ils ont bien des raisons de pencher du côté américain. Concrètement, nous ne voulons pas que les États-Unis continuent d’abuser de la pratique dévastatrice des sanctions secondaires. Ces sanctions visent à tordre le cou même de leurs alliés, s’ils ne s’alignent pas complètement sur leur politique, vis-à-vis de l’Iran par exemple.
La construction européenne est une œuvre de longue haleine, où l’on ne peut pas tout faire à la fois. Pour l’heure, un grand pas en avant s’effectue avec le concept de souveraineté technologique, désormais reconnu par l’Allemagne elle-même et qui me paraît devoir se substituer avantageusement à celui d’autonomie stratégique, dont les connotations divisent. La souveraineté européenne ne prendra véritablement chair que si elle est soutenue par un discours partagé par tous les membres de l’Union, ce qui ne pourra pas advenir du jour au lendemain. Je suis convaincu – et là, je m’exprime en citoyen français – que le mieux que nous puissions faire à présent est de renouer avec l’esprit à la fois humble et pratique de nos compatriotes Robert Schuman et Jean Monnet dans les années d’après-guerre. Ils ont voulu poser les bases de la construction européenne, non pas avec de grandes envolées lyriques et sans lendemain, mais à partir de projets – à l’époque, la Communauté européenne du charbon et de l’acier – visant à faire émerger l’idée d’intérêts européens, transcendant la notion classique d’intérêt national. Or, n’est-ce pas exactement ce que s’emploie à mettre en œuvre la Commission présidée par Ursula von der Leyen, en promouvant le projet infiniment concret d’Europe technologique, auquel se vouent Thierry Breton et d’autres ? Il s’agit là d’une tâche bien circonscrite, qui ne fait offense à personne, qui est un préalable à toute autre ambition, certes de longue haleine. Mais son succès est à notre portée et constituera à terme notre meilleure chance collective pour contribuer à la restauration d’un équilibre mondial auquel les Européens ne sont pas les seuls à aspirer.
Je veux ainsi conclure sur une note d’optimisme, en vous adressant, à toutes et à tous mes vœux les plus chaleureux pour une année 2021 dont nous attendons tous une sorte de renaissance.
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