Les élections fédérales d'octobre 2015 au Canada : dynamiques et enjeux
Le 19 octobre 2015 se dérouleront les élections fédérales au Canada. Ce scrutin pourrait marquer un tournant dans la vie politique du pays, car il apparait déjà comme un référendum sur le bilan de la décennie Harper, Premier Ministre depuis la victoire de son Parti Conservateur en janvier 2006.
Les enjeux de cette élection sont différents pour les trois principales forces politiques du pays. Pour les Conservateurs, il s’agira de défendre le bilan du gouvernement, de poursuivre les mesures engagées depuis 2006 et de conserver le pouvoir. Pour les Libéraux de Justin Trudeau, il faudra faire oublier la défaite catastrophique de 2011 et regagner le rang d’Opposition officielle. Pour le Nouveau Parti Démocratique de Thomas Mulcair, il faut confirmer le statut de deuxième force politique du pays acquis en 2011 et s’imposer comme la seule véritable alternative à Stephen Harper. En outre, ces élections peuvent mettre à nouveau en évidence les décalages créés par le système électoral hérité de Westminster entre d’un côté les résultats à l’échelle nationale, et de l’autre la composition finale du Parlement et par conséquent celle du gouvernement.
Un système électoral à la britannique
Le pays est composé de 10 provinces et 3 territoires divisés en 338 circonscriptions pour les élections fédérales, reflétant plus ou moins la structure démographique du pays (30 circonscriptions de plus par rapport aux dernières élections de 2011). Les provinces les plus peuplées sont ainsi les plus représentées : en 2015, l’Ontario comptera 121 députés, le Québec 78, la Colombie-Britannique 42, l’Alberta 34. Le mode de scrutin est hérité du système britannique : c’est un suffrage uninominal à un tour (appelé aussi first-past-the-post ou winner-takes-all), où le candidat en tête dans les urnes remporte le siège, sans avoir nécessairement remporté la majorité absolue des suffrages.
Le scrutin à un tour permet au parti obtenant la majorité des députés élus de former le Gouvernement, le parti arrivé second formant l’Opposition officielle (son leader devenant chef de l’Opposition). Cette majorité peut être relative ou absolue : il est donc tout à fait possible de voir un gouvernement minoritaire au Parlement, comme ce fut le cas pour Harper entre 2006 et 2011, sans qu’une coalition soit nécessaire.
Ce système de Westminster a entraîné la domination historique de deux partis avec les Libéraux (Grits) d’un côté, et les Conservateurs (Tories) de l’autre. Ce bipartisme a été remis en cause pendant les périodes d’effondrement électoral d’un de ces deux partis « traditionnels », comme dans les années 1990 avec la défaite historique des Tories au profit du Bloc Québécois (BQ), ou depuis les élections de 2011, avec l’effondrement des Libéraux au profit du Nouveau Parti Démocratique (NPD). Ces changements dans la dynamique des partis depuis 1993 ont amené de nombreux observateurs à déclarer le bipartisme canadien comme dépassé, remplacé par un tripartisme dans les faits.
Une autre conséquence de ce système est qu’un décalage peut se former entre le nombre de suffrages recueillis par un parti au niveau national et le nombre de députés élus au Parlement. L’exemple des élections de 2006 en est révélateur. Le Bloc Québécois de Gilles Duceppe, fort de son ancrage local au Québec (qui comptait alors 75 circonscriptions) a remporté 51 sièges sur les 308 du Parlement d’Ottawa (soit 16,56%) avec 10,48% des votes au niveau national. Cela l’a placé devant le Nouveau Parti Démocratique qui, bien que 3ème force politique du pays avec 17,48% des voix, n’a obtenu que 29 sièges (soit 9,42%). Le Parti Vert, avec 4,48% des voix, n’en a lui remporté aucun. Un décalage similaire pourrait se reproduire en octobre prochain.
Le bouleversement de 2011
Les élections de 2011 avaient profondément modifié le rapport de force entre les cinq partis en présence au niveau fédéral. Les Conservateurs (droite) du Premier Ministre Harper ont obtenu le gouvernement majoritaire qu’ils n’avaient plus eu depuis les élections de 1988. Le Parti Libéral (centre), au pouvoir la majorité du temps depuis l’établissement de la Confédération en 1867 (et notamment durant 80 ans entre 1896 et 2006, est relégué en 3ème position pour la première fois de son histoire. Le Nouveau Parti Démocratique (gauche), réussissant le meilleur résultat de son histoire, remporte 103 sièges et forme l’Opposition Officielle.
Le Bloc Québécois (souverainiste), qui avait réussi à obtenir au moins une quarantaine de députés sur toutes les élections depuis 1993, se retrouve submergé par le NPD dans sa propre assise provinciale et ne maintient que 4 sièges, un signe que certains ont interprété comme la fin de la question souverainiste pour les prochaines années. Enfin, le Parti Vert du Canada obtient son tout premier siège au niveau fédéral avec l’élection d’Elizabeth May, son leader.
La composition du Parlement au sortir des élections de 2011 est la suivante :
- Conservateurs : 166 sièges (39,62% des suffrages) ;
- NPD : 103 sièges (30,63%) ;
- Libéraux : 34 sièges (18,91 %) ;
- Bloc Québécois : 4 sièges (6,04%) ;
- Parti Vert : 1 siège (3,91%).
Les perspectives pour le scrutin d'octobre
Plusieurs tendances viennent se mêler en ce moment même, qui changent radicalement les perspectives pour les élections d’octobre, après des mois de relative stabilité dans les rapports de force entre les partis.
La campagne du Premier Ministre Harper
Le Premier Ministre Harper a réussi à se maintenir autour des 30% d’intentions de vote dans les sondages depuis 2011, et ceci malgré l’usure inhérente à l’exercice prolongé du pouvoir et les scandales qui ont rythmé la législature (notamment sur les dépenses des membres du Sénat, institution au cœur d’une tempête médiatique depuis fin 2012). Les Conservateurs se basent pour ces élections sur un programme présentant relativement peu de nouvelles propositions et militent surtout pour la poursuite des efforts entrepris. Sur la forme, Harper n’est pas le plus charismatique des candidats, comme il l’a avoué lui-même en plaisantant sur le fait qu’il était devenu économiste car il n’avait pas le charisme pour devenir comptable. La campagne sera donc plutôt austère. Le slogan officiel « C’est beaucoup mieux avec Harper » (« We’re better off with Harper ») joue sur la peur de l’inconnu sans promettre monts et merveilles. Cette stratégie de communication avait déjà fonctionné en 2011, permettant de sécuriser un gouvernement majoritaire. Les Conservateurs jouent donc la carte de la continuité, avec un candidat déjà connu et « moins pire » que Trudeau et Muclair à défaut d’être meilleur.
Sur le fond, le programme d’Harper s’appuie principalement sur l’économie, la politique étrangère et la défense de son bilan général. Le thème de la reprise économique après la récession de 2008 est le plus présent, et le budget 2015-2016 équilibré (pour la 1ère fois depuis huit ans malgré la chute des prix du pétrole) avec un léger surplus permettra au Premier Ministre de proposer des réductions d’impôts et des dépenses supplémentaires qui peuvent s’avérer très utiles en période électorale.
Les prises de position fermes en matière de politique étrangère ont aussi rencontré un certain écho parmi les électeurs, notamment le soutien indéfectible à Israël et le maintien d’une ligne ferme en Ukraine face à la Russie. Ceci sert à la fois les intérêts du pays, mais aussi des intérêts plus directs pour les Conservateurs. En effet, la communauté ukraino-canadienne, dont 1,3 million de personnes se réclament, soutient la ligne du gouvernement sur la question et forme au moins 10% de l’électorat dans 26 circonscriptions fédérales, notamment dans les provinces de l’Ouest d’où les Conservateurs tirent une bonne partie de leur soutien. L’un des derniers déplacements officiels d’Harper à l’étranger a d’ailleurs été en Ukraine, avant de se rendre au sommet du G7 au château d'Elmau en Allemagne, puis en Pologne (dont la diaspora compte elle aussi un million de personnes au Canada) et enfin à Rome pour rencontrer le Pape François (le Canada compte 40% de catholiques). La fermeté contre la Russie contribue à projeter l’image d’un homme fort au niveau international, un point important dans la communication des conservateurs. Harper a aussi mis fin à la présence canadienne en Afghanistan, initiée par les Libéraux en 2001 mais devenue impopulaire au fil du temps à cause des importantes pertes subies (3e bilan le plus lourd de la coalition avec 158 soldats tués). Enfin, des projets d’accords de libre-échange sont soit en attente de ratification, comme l’Accord Economique et Commercial Global (AECG) avec l’Union Européenne, soit à l’étude, comme l’Accord de Partenariat Transpacifique (TPP), et sont présentés positivement par le parti.
Toutefois, Harper fait face à de nombreuses critiques. Celles-ci concernent notamment l’inégale répartition de la croissance économique qui, encouragée par les revenus pétroliers et gaziers, bénéficie surtout aux Provinces des Prairies (Alberta, Saskatchewan, Manitoba) en cachant des résultats décevants dans les autres provinces et surtout en Ontario, moteur traditionnel du pays. De plus, le récent projet de loi antiterroriste est très controversé sur la question du respect des libertés fondamentales. L’exploitation des ressources naturelles du pays conduit pour sa part à un bilan écologique catastrophique, ce qui entraine de nombreuses critiques et notamment sur le projet de pipeline Keystone XL reliant l’Alberta au Golfe du Mexique. En matière de politique étrangère, les adversaires regrettent l’abandon du multilatéralisme qui caractérisait les gouvernements précédents, notamment sur la question environnementale en vue de la Conférence de Paris, et les tensions pouvant exister avec les Etats-Unis au sujet du Passage du Nord-Ouest en Arctique, ou du retard dans les négociations sur le Keystone XL (pour ses partisans canadiens).
Le Parti Libéral vers une nouvelle défaite ?
Au-delà du bilan d’Harper, l’autre intérêt de l’élection réside dans la lutte entre les deux partis d’opposition pour la conquête du pouvoir ou, au moins, du statut d’Opposition officielle. Reprenant en avril 2013 un Parti Libéral bien mal en point, défait comme jamais dans les élections de 2011, Justin Trudeau a su donner un nouveau souffle à la vie politique canadienne. Relativement jeune et très bon communicant, fort de l’aura de son père (l’ancien Premier Ministre Pierre-Elliott Trudeau), il a réussi à replacer rapidement son Parti en tête des sondages et à s’imposer comme l’alternative à la fois politique mais aussi personnelle à Harper. Ainsi des sondages ont montré que les Canadiens voyaient Harper comme un CEO, froid et peu charismatique, là où ils voyaient Trudeau comme une personne sympathique qu’ils inviteraient volontiers à dîner. Toutefois, cette dynamique s’est essoufflée au bout d’un an et demi en raison de faux pas de Trudeau et du regain du Nouveau Parti Démocratique.
Tout d’abord, les Canadiens sont devenus moins indulgents avec les erreurs de parcours du candidat Trudeau que l’on plaçait auparavant sur le compte de la jeunesse et de l’inexpérience. Au bout de deux années à la tête des Libéraux, ces erreurs apparaissent moins pardonnables : l’un des tollés récents a eu lieu lorsqu'il a ainsi pu suggérer que la Russie était intervenue en Ukraine à cause de la défaite de son équipe nationale de hockey sur glace lors des Jeux de Sotchi en 2014.
De plus, depuis que Trudeau s’est aligné sur un certain nombre d’initiatives conservatrices, les sondages montrent que les Canadiens ne voient plus dans les Libéraux une véritable alternative politique aux Conservateurs. A la suite aux attentats d’octobre 2014, le gouvernement a proposé la Loi Antiterroriste de 2015 (loi C-51) qui est fortement décriée pour ses atteintes supposées aux libertés fondamentales. Les Libéraux, pourtant les artisans de la Charte des Droits et Libertés dans les années 1980 et considérés à ce titre comme les défenseurs traditionnels des libertés individuelles, ont décidé de soutenir la nouvelle loi, en promettant de l’amender une fois élus. De même, sur la question des impôts ou du projet de pipeline Keystone XL, il semblerait que Libéraux et Conservateurs soient aujourd’hui relativement sur la même ligne, avec un effet négatif pour les premiers.
Le Nouveau Parti Démocratique peut-il maintenir sa dynamique ?
Fort de son statut d’Opposition officielle, le Nouveau Parti Démocratique compte bien s’imposer comme la seule et unique alternative politique à Harper. Ayant bénéficié de la nomination de Thomas Mulcair à sa tête en 2012, le parti a ensuite souffert de la nomination de Trudeau chez les Libéraux. Dans les faits, les Conservateurs peuvent espérer réunir une base électorale fidèle comprenant entre 30 et 40% des électeurs. Les 60-70% restant se partagent pour l’essentiel entre les deux principaux partis d’opposition, les Libéraux et le NPD, les gains pour un de ces partis se transcrivant en une perte directe pour l’autre. Ainsi, la nomination de Trudeau a relégué le NPD dans les sondages pendant une bonne partie de la législature.
Toutefois, les récentes erreurs de Justin Trudeau, combinées à la victoire éclatante du NPD dans les élections provinciales en Alberta en mai 2015 (bastion conservateur depuis plus de 40 ans) ont contribué à créer une dynamique positive pour le parti, qui s’impose aujourd’hui comme la seule alternative politique : il a montré son opposition catégorique au projet de loi C-51, utilisant notamment le filibuster pour prolonger les débats, et contre le Keystone XL. Il propose un agenda social clair, recommandant par exemple des exonérations d’impôts pour les familles et un salaire minimum garanti au niveau fédéral de 15 dollars de l’heure. Le NDP se positionne clairement comme le parti des classes populaires et moyennes, Mulcair mettant d’ailleurs en avant ses origines modestes dans les spots de campagne. Sur la politique étrangère, il se démarque aussi en prônant un retour au multilatéralisme traditionnel du Canada.
Conclusion
Les enjeux des prochaines élections sont bien évidemment multiples, tout comme les stratégies électorales pour y répondre. Il semblerait que les trois partis soient engagés dans une lutte très serrée, aucun d’entre eux ne dégageant pour le moment une majorité absolue dans le futur Parlement. Pour les Conservateurs, il faudra sécuriser les circonscriptions que le parti possède déjà, notamment en Ontario et dans les provinces de l’Ouest, et essayer d’obtenir la majorité des 30 sièges nouvellement formés. En se partageant une même portion de l’électorat, les Libéraux et le NPD sont engagés dans une lutte à mort, chacun ayant besoin des sièges de l’autre pour l’emporter.
La récente poussée du NPD dans les sondages est réelle et menace clairement Trudeau (qui en ressent déjà les effets), voire Harper si elle se poursuit et si le parti peut capitaliser sur sa récente victoire en Alberta. Il reste à voir surtout si, à quatre mois des élections et juste avant la pause estivale, elle n’intervient pas trop tôt. Ainsi, le retour de Gilles Duceppe à la tête du Bloc Québécois pourrait permettre à ce dernier de jouer les trouble-fête, avec une hausse de 15% en sa faveur dans les sondages provinciaux : cela risque de perturber la base électorale du NPD et peut laisser supposer une lutte plus serrée que prévu au niveau fédéral. Thomas Mulcair pourra-t-il maintenir sa dynamique positive et s’imposer comme le prochain Premier Ministre ?
Annexes
Le graphique en Annexe 1 montre l’évolution des résultats de chaque parti dans les sondages d’opinion réalisés depuis mai 2011, date des précédentes élections. Le graphique en Annexe 2 montre ces mêmes estimations traduites en termes de sièges au Parlement.
Annexe 1
Evolution des intentions de vote au niveau national au 19/06/2015, en pourcentage du nombre de suffrages total. On peut d’emblée noter le décalage précédemment évoqué entre les intentions de vote au niveau national (Annexe 1) et la traduction de ces résultats au niveau des circonscriptions (Annexe 2), même si les tendances de fond sont globalement respectées. Le décalage est particulièrement criant pour les « petits » partis (Verts et Bloc Québécois), difficilement représentés au niveau fédéral.
[scald=7251:sdl_editor_representation]
Annexe 2
Transposition des sondages d’opinion en termes de nombre de sièges au Parlement au cours du temps depuis 2011, au 15/05/2015, en pourcentage du nombre de siège total.
[scald=7247:sdl_editor_representation]
Centres et programmes liés
Découvrez nos autres centres et programmes de rechercheEn savoir plus
Découvrir toutes nos analysesL'économie américaine
Après le Covid-19, l’économie américaine a retrouvé un dynamisme remarquable à tous niveaux (croissance, emploi, système financier), en dépit de l’inflation.
L'élection de Kemi Badenoch au Royaume-Uni. Fin de la "trumpisation" chez les Tories ?
De même que la domination des idées du candidat républicain dans la campagne présidentielle aux États-Unis a conduit à diagnostiquer une « trumpisation de la politique américaine », les observateurs déplorent au Royaume-Uni, depuis l’exercice du pouvoir par Boris Johnson, une tendance à la « trumpisation du parti conservateur ».
Le vote religieux dans les présidentielles américaines 2024
Blandine Chelini-Pont, l’une des meilleurs spécialistes du sujet, nous donne ici son analyse des évolutions de l’électorat religieux pour les élections de novembre 2024.
Le programme économique de Kamala Harris
Depuis qu’elle a reçu la nomination démocrate suite à la décision du président Joe Biden de se retirer de la course présidentielle américaine de 2024, la vice-présidente Kamala Harris s’efforce de définir sa propre plateforme politique pour attirer les électeurs dans le temps limité qui reste avant l’élection du 5 novembre. Étant donné que l’économie est un enjeu central pour les électeurs américains, Harris a élaboré plusieurs propositions dans ce domaine.