Le "paquet énergie et climat" et la question du modus operandi politique européen
La gouvernance à multiples niveaux qu"est l"Union européenne aboutit souvent à des objets juridiques curieux. Le " paquet énergie et climat ", lancé en grandes pompes le 23 janvier dernier par la Commission européenne lors d"une conférence de presse donnée par non moins de quatre de ses Commissaires à son siège bruxellois, le Berlaymont, en est un exemple récent. Le front uni et les belles certitudes affichés par les Commissaires, sûrs que le paquet consacrait enfin la naissance d"une politique énergétique européenne tangible, masquaient mal le fait que ce nouveau train de propositions législatives représente un compromis fragile, obtenu aux termes de négociations difficiles. Pendant plusieurs mois, la Commission a dû négocier, à l"extérieur, avec les autres acteurs qui interviennent, à des niveaux divers, dans l"élaboration de la politique européenne (Etats, entreprises, ONG) mais également à l"intérieur, au sein même de la Commission, entre ses différents services. Les Commissaires ne sont arrivés à un accord qu"à midi le 23 janvier.
A quoi ce compromis précaire est-il dû ? Le " paquet énergie et climat " se trouve au point de rencontre entre les trois couches qui composent la gouvernance européenne et en font toute sa complexité :
- La couche intergouvernementale : Les Chefs d"Etat et de gouvernement des Etats membres de l"Union européenne se sont donnés, lors du Conseil européen de mars 2007, des objectifs ambitieux de réduction des émissions de gaz à effet de serre, d"augmentation des énergies renouvelables dans le mix énergétique et d"amélioration de l"efficacité énergétique, à l"échelle européenne (le fameux triptyque des " 20, 20, 20 " d"ici 2020).
- La couche communautaire : Avec le " paquet énergie et climat ", la Commission s"est efforcée de traduire ces grands objectifs en mesures concrètes applicables dans chaque pays. Pas moins de quatre textes législatifs sont proposés au vote du Conseil de l"Union européenne (Conseil des Ministres) et du Parlement européen pour répartir entre les Etats les efforts à fournir en termes de réduction des émissions de gaz à effet de serre et d"accroissement de la part des énergies renouvelables dans leur consommation d"énergie, réformer en profondeur le système européen d"échange de permis d"émissions ETS (à partir de 2013) et proposer pour la première fois un cadre réglementaire à la technique du stockage du carbone .
- Des intérêts divers : Entre ces deux couches, des intérêts divers (sectoriels, nationaux et locaux) se sont exprimés avec une force inédite, afin de moduler les propositions de la Commission. L"ampleur des enjeux en présence (les conséquences majeures du paquet sur le plan économique et industriel notamment) explique la force des jeux d"influence et des marchandages multiples auxquels le paquet a donné lieu.
Suivant la lettre des Traités communautaires, le droit d"initiative législative est certes réservé à la Commission, qui peut, si elle le souhaite, faire appel à divers canaux de consultation, notamment des groupes d"experts (experts nationaux, entreprises, universitaires, ONG…). Ce n"est que dans un deuxième temps que les Etats membres (au sein des diverses formations du Conseil de l"Union européenne) et les parlementaires européens ont leur mot à dire. Dans le cadre de la procédure de codécision, les propositions législatives de la Commission sont envoyées simultanément au Conseil et au Parlement qui doivent les voter (et éventuellement les amender) dans les mois qui suivent.
Mais en pratique, le modus operandi européen est tout autre. L"initiative communautaire (formulée par la Commission) se redessine au contact des pressions sectorielles et nationales, dès la phase d"élaboration des projets législatifs. Pour le cas qui nous occupe, la Commission a reçu un courrier inhabituellement abondant des associations de défense de l"environnement et des entreprises. Les industries fortement consommatrices en énergie, telles que l"acier, le ciment ou la chimie, ont exercé de fortes pressions pour que soit retirée l"idée de mise aux enchères obligatoire des permis d"émissions. Les aciéries belges ont même organisé, deux jours avant la présentation des propositions de la Commission, la première manifestation " anti-ETS ", à laquelle ont participé des milliers de travailleurs belges pour demander plus de droits à polluer pour leur industrie ! L"influence des groupes d"intérêt pose la question - légitime - du risque de surreprésentation de ces intérêts dans les politiques publiques. La Commission travaille d"ailleurs depuis quelques mois à l"écriture d"un code de conduite à destination des lobbyistes et à la mise en place d"un système d"enregistrement plus transparent. Le Parlement prévoit également de revoir ses règles concernant les groupes de pression. Mais paradoxalement, le lobbying est une pierre indispensable à la construction de l"édifice communautaire. En l"absence de relais démocratiques à même d"exprimer efficacement les intérêts sectoriels et locaux à Bruxelles (voir la faiblesse du Comité économique et social européen et du Comité des régions), les divers groupes de pression sont une source inestimable d"information et d"expertise dont la Commission peut tirer partie si elle réussit à mettre en perspective les positions contrastées qui lui sont présentées. Elle orchestre parfois des " fuites " volontaires d"information pour avoir un avant-goût des réactions provoquées par telle ou telle mesure. Les services de la Commission ont tendance à défendre une vision conceptuelle des politiques à mettre en œuvre. En se frottant aux pressions de groupes, ils sont obligés d"adapter leurs propositions théoriques aux réalités économiques et sociales des différents Etats membres (la dimension " Back to Earth " du lobbying).
De même, il n"est pas inhabituel que la Commission " prenne la température " des gouvernements nationaux pour tester l"opportunité et la faisabilité de ses propositions législatives. C"est ce qu"elle a fait pour le " paquet énergie et climat " puisque les Commissaires à l"environnement et à l"énergie se sont déplacés personnellement pour consulter la plupart des ministres européens en charge de ces questions. De manière plus inédite, certains Chefs d"Etat et de gouvernement (de la France, l"Allemagne, la Finlande et la Belgique notamment) se sont aussi donné la peine d"écrire officiellement à la Commission. Toute l"ambiguïté de la position des Etats membres se reflète dans cette démarche : ils ont exercé de fortes pressions sur la Commission pour qu"elle révise à la baisse leurs objectifs nationaux et protège leurs industries nationales, alors même que ce sont eux qui ont décidé en mars dernier les grands objectifs communautaires que la Commission s"efforce aujourd"hui de mettre en pratique. Les engagements européens semblent toujours plus faciles à prendre qu"à réaliser.
Ces jeux d"influence et d"interactions entre les trois différents niveaux de la gouvernance européenne ont abouti à un train de propositions législatives somme toute bancal car il fait cohabiter trois niveaux de lecture des enjeux et des solutions à y apporter :
- Les grands objectifs décidés au Conseil européen sont réaffirmés et ils forment même la pierre angulaire du paquet de mesures proposées par la Commission. Cette dernière s"y raccroche comme l"ultime gage de la cohérence de son approche (de sa " méthode " selon ses propres termes), bien entamée pourtant par les concessions accordées aux groupes et aux gouvernements. L"irréalité d"un des objectifs pose problème cependant : les 10% de biocarburants dans la consommation d"essence et de gazole de chaque pays d"ici 2020 sont maintenus, bien que les services scientifiques de la Commission eux-mêmes aient souligné les coûts environnementaux et sociaux d"une telle mesure. L"exécutif européen s"est contenté d"ajouter une liste de critères de soutenabilité à respecter pour que les biocarburants soient comptabilisés.
- Le cadre législatif conçu par les services de la Commission est fait à la fois de grandes innovations politiques (pour l"ETS en particulier avec, à partir de 2013, la mise aux enchères intégrale des permis d"émissions dans le secteur énergétique et l"établissement d"un système harmonisé de plafonnement d"émissions par secteur à l"échelle européenne à la place des plans actuels d"allocation par Etat) et de propositions séduisantes en théorie mais difficilement réalisables en pratique (notamment le calcul des objectifs nationaux de réduction des émissions de gaz à effet de serre et d"accroissement des énergies renouvelables en fonction du PIB de chaque pays dans un souci de solidarité entre anciens et nouveaux Etats membres et non en fonction de leurs caractéristiques climatiques, industrielles, agricoles ou encore de leurs efforts passés).
- Les groupes d"intérêt et les Etats ont obtenu un certain nombre de concessions qui paradoxalement rendent les propositions de la Commission plus " réalistes " au regard des forts intérêts en jeu et des réalités économiques et industrielles touchées de plein fouet par la législation en cours d"élaboration, mais qui affaiblissent dans le même temps la cohérence de l"approche conceptuelle pensée par la Commission. Par exemple, l"exécutif bruxellois a fini par prendre en compte le risque de délocalisation (la " fuite " des activités fortement émettrices en gaz à effet de serre) évoqué par les industriels et certains Etats comme la France et l"Allemagne et il n"inclut pas les industries fortement énergétivores dans le système de mise aux enchères. La décision sur la mise en place d"un éventuel régime de faveur pour ces industries (des allocations gratuites) et/ou d"une taxe carbone aux frontières pour protéger ces industries des importations des pays tiers (voulue par la France notamment) est repoussée à 2011 seulement. Ces tergiversations auront inévitablement un impact sur les projections des entreprises à moyen terme et sur le prix de la tonne de carbone. De même, la faisabilité des objectifs stricts d"énergies renouvelables assignés aux Etats riches apparaît compromise après que la Commission a retiré son idée initiale d"un marché obligatoire d"échange de garanties d"origine, face à la forte opposition d"Etats comme l"Allemagne ou l"Espagne, qui ont déjà un système de subventions publiques très développé et craignent la concurrence d"un marché européen. L"exécutif européen voulait introduire de la flexibilité grâce aux garanties d"origine et autoriser les Etats riches à comptabiliser dans leurs efforts en matière d"énergies renouvelables les investissements faits dans d"autres pays de l"Union (où les conditions géographiques ou climatiques sont plus favorables par exemple). Ce mécanisme de flexibilité n"est plus proposé que sur la base du volontariat et il risque d"être peu utilisé du fait de sa grande complexité et du manque d"harmonisation communautaire.
Sur quelle législation cet imbroglio de propositions débouchera-t-il ? La balle est désormais dans le camp des parlementaires européens et des Etats membres dans le cadre de la procédure de codécision. L"attitude des gouvernements sera doublement déterminante dans la mesure où ils façonneront non seulement le futur cadre réglementaire mais décideront aussi de sa concrétisation sur leurs territoires respectifs (pour ce qui est des directives communautaires qui laissent une liberté de moyen aux Etats). Le véritable enjeu est d"arriver à faire se rencontrer, d"un côté, la vision souvent théorique développée par les services de la Commission et d"un autre côté, l"attitude défensive de certains industriels et gouvernements attentifs aux intérêts économiques et locaux de court terme, autour d"une véritable réflexion sur une politique industrielle européenne de long terme, qui tienne compte de la mondialisation mais moins intensive en carbone, moins consommatrice en ressources naturelles (et donc plus durable).
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