« Erdogan poursuit sa mission de réinscrire la Turquie sur la grande carte du monde, pour rendre aux Turcs leur fierté »
Dans un contexte international anxiogène, la feuille de route nationaliste suivie par le président Erdogan rassure la population turque, constate, dans une tribune au « Monde », Dorothée Schmid, spécialiste du monde méditerranéen.
Le double scrutin, présidentiel et législatif, qui a eu lieu le 14 mai en Turquie a tenu les Européens et les Américains en haleine. Le reste du monde aussi, mais avec des attentes différentes : pour beaucoup de pays, le maintien de Recep Tayyip Erdogan aux affaires ne serait pas une mauvaise nouvelle. Le président bénéficie d’une réputation d’homme à poigne qui défend fermement les intérêts de la Turquie et projette son influence de façon globale ; quoi qu’en pensent ses partenaires de l’OTAN, sa neutralité préservée face au conflit russo-ukrainien a encore accru son crédit.
Les ambitions internationales de la Turquie sont très grandes. Son programme spatial prévoyait un « premier contact » avec la Lune en 2023, et nous y sommes : l’année du centenaire de la République avec des élections présentées chez nous comme « historiques », car elles devaient mettre fin au pouvoir absolu d’Erdogan. Même le magazine britannique The Economist est sorti du bois, dans une rare prise de position, se déclarant en faveur du candidat de l’opposition, Kemal Kiliçdaroglu.
Dans un pays endeuillé par l’énorme séisme du mois de février, la position de l’AKP (Parti de la justice et du développement) semblait plus fragile. Campagne en demi-teinte, absence de programme hormis la continuité, interruption de meetings sur une grosse fatigue… Une certaine usure du pouvoir se manifestait, valorisant l’effort inédit de l’opposition pour défendre la démocratie et le retour à un dialogue apaisé avec les partenaires occidentaux. Pourtant, ce qui s’est joué en sourdine dans cette élection, c’est surtout la consolidation, en Turquie, d’un nationalisme ordinaire qui rassure l’électorat dans un moment international particulièrement anxiogène.
Sensibilité nationale ultramajoritaire
Le premier enseignement du scrutin est que l’alliance entre les islamistes de l’AKP et les ultranationalistes du MHP (Parti d’action nationaliste) fonctionne bien, mais c’est le score de ce dernier qui progresse. Le deuxième parti de l’opposition, le Iyi Parti (Le Bon Parti), a été formé par des dissidents du MHP. Le troisième candidat à la présidentielle, Sinan Ogan, qui a créé la surprise en remportant plus de 5 % des voix, est également un ancien du parti et incarne un nouveau courant nationaliste.
Le nationalisme encore est certainement l’explication principale du vote massivement pro-AKP de la diaspora turque – c’est Erdogan qui a donné le droit de vote aux Turcs de l’étranger. Cette sensibilité nationale ultramajoritaire imprègne la politique étrangère turque, qui se crispe depuis quelques années sur certains dossiers : contester les délimitations maritimes avec la Grèce, légitimer la présence turque en Chypre du Nord, lutter militairement contre le séparatisme kurde en Syrie et en Irak…
Nous assistons ainsi à la réactivation d’une sorte de réflexe souverainiste atatürkiste, un patriotisme territorial qui s’enrichit, depuis que l’AKP est au pouvoir, d’un rêve de projection internationale. Or la Turquie s’est dotée des moyens de cette ambition. Son réseau diplomatique est le sixième du monde. En combinant l’action de l’Etat, de ses entrepreneurs dynamiques et d’organisations non gouvernementales islamiques proches du pouvoir, elle a déployé son soft power économique, culturel et religieux, notamment en Afrique – avec la contribution décisive de Turkish Airlines. Erdogan a repris l’armée en main et multiplié les opérations militaires au Moyen-Orient (Syrie, Libye), formé et conseillé l’armée azerbaïdjanaise dans le conflit du Haut-Karabakh contre l’Arménie, signé des accords de coopération technique avec des pays africains pour valoriser les produits de son industrie de défense, qui s’exportent partout – avec comme produit d’appel les drones Bayraktar, qui ont contribué à stopper l’offensive russe en Ukraine, début 2022.
Rivalité structurelle avec la France
La Turquie est devenue une vraie puissance moyenne, dont la relation de rivalité avec la France devient structurelle en Afrique et au Moyen-Orient – raison pour laquelle, sans doute, elle est si mal comprise à Paris. Recep Tayyip Erdogan poursuit sa mission de réinscrire la Turquie sur la grande carte du monde, pour rendre aux Turcs leur fierté. Le souffle qui l’inspire est à la fois épique – avec l’Empire ottoman comme référence rhétorique, parfois confuse – et révolutionnaire : Ankara se coule dans le discours anticolonialiste, joue sur la solidarité avec les pays les moins riches (en Afrique encore), la fraternité avec les puissances qui s’affirment (la complicité avec le Qatar n’empêche pas la réconciliation avec l’Arabie saoudite, les Emirats arabes unis et même Israël), la morale (elle a pris en charge la question palestinienne au moment où les Arabes s’en détournaient).
Les Turcs prônent une réforme de la gouvernance mondiale et invitent les chefs d’Etat à en discuter tous les ans à Antalya depuis 2021. Ils se voient aussi en puissance de médiation : l’équidistance maintenue sur le conflit russo-ukrainien les positionne pour réconcilier les belligérants le moment venu.
Face à tous ces enjeux, l’équipe occidentale ne forme plus un vrai bloc. Les Européens, campés sur leurs valeurs, ne parviennent pas à encaisser les effets géopolitiques de la transformation de la Turquie, alors que Washington adapte sa réflexion : des transactions seront possibles avec le régime turc pour préserver les équilibres de sécurité. L’obsession d’autonomie des Turcs offre ainsi un étrange écho au débat sur l’autonomie stratégique européenne, que la France a du mal à faire démarrer.
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